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Chapitre 11

Le lendemain soir, alors qu’elle s’était assoupie en attendant sa visite quotidienne, Junaled le découvrit assis, au pied d’une méridienne en bois d’acajou sculpté, recouverte de lin vert empire et bordée de galons dorés à franges. Ses yeux sondaient une coupe de champagne qu’il agitait délicatement pour en libérer les fines bulles. Il pouvait assurément se montrer présomptueux. La beauté de son visage était d’une arrogance indéniable. 

La voyant s’éveiller, il esquissa un sourire et l’aida à se relever. Étonnamment l’endroit parût étranger à la jeune femme qui ne reconnaissait ni le lieu, ni le fouillis qui l’habitait. Des portes de nacre s’ouvrirent sur une somptueuse salle de bal bleu pastel, richement ornée d’une profusion d’angelots et de végétaux dorés, coiffés d’une majestueuse rosace rose poudré au centre de laquelle trônait un monumental lustre, en cristal de Bohême à pampilles ; Une splendeur rococo, où perruques poudrées et visages fardés de blanc mangeaient et chahutaient gaiement. Quand elle réalisa qu’elle même était affublée d’une robe à la française, en brocart argenté, brodée de colibris chatoyants, et lui vêtu d’un costume trois pièces en velours de soie beige.

— Qu’est ce donc ? 

— Un bal costumé. Les riches font cela parfois. Ils organisent des fêtes grandioses et extravagantes pour afficher leur fortune et se distraire. 

— Sont-ils…humains ? 

— Certains ne font guère preuve d’une grande humanité mais il semblerait que oui.

Bien qu’elle n’ait jamais côtoyé cette sphère sociale, Junaled réalisa être de nouveau parmi les siens et ressentit une telle libération qu’elle ne put s’empêcher de palper quelques visages, défilant devant elle, pour s’assurer de leur véracité. Ce qui amusa beaucoup Ténébos. 

— Pourquoi ? 

— J’ai pensé que cela te ferait du bien.

— N’est-ce pas risqué pour toi ?

— Rien de plus propice qu’une soirée déguisée pour y déambuler librement. Qui pourrait s’imaginer que de vrais démons s’y baladent ? Amuse toi. Nous sommes là pour ça.

Il n’en fallut pas davantage pour qu’elle se joigne, d’emblée, à une farandole endiablée sur un assourdissant Galop infernal d’Orphée aux enfers, d’Offenbach, qui résonnaient subitement à travers l’immense pièce. Hommes et femmes enchaînaient pas de côté sautés et levers de jambes révélant, pour les plus aguerris, une absence totale de sous-vêtements sous les costumes ou les culottes fendues. En un claquement de doigt, la foule passait de l’extravagance du XVIIIème siècle au chahut et aux enfers orgiaques des opéra-bouffes de la Belle époque.

Ah ! c’est ce genre de soirée !” pensa-t-elle, adressant un regard aussi surpris que amusé à l’attention de Ténébos, qui ne put se retenir de rire aux éclats.

Les heures suivantes furent une succession de chorégraphies folles, de dégustations de mets savoureux, de fontaines à champagne et de discussions enflammées avec les convives. Ensemble ou tour à tour, transportés par l’agitation exaltée de la foule, ils festoyaient et virevoltaient à s’en donner le tournis. Le visage solaire de Junaled fit de nouveau résonner le cœur éteint de Ténébos. Ce qui le convainquit plus encore de son importance, et de la nécessité d’être à ses côtés. June s’amusa, également, du fait que contrairement aux croyances, il reflétait parfaitement dans les impressionnants miroirs tapissant les murs, et donnant une impression de galerie infinie à ce théâtre baroque.   

Junaled charmait l’assemblée et chacun de ses acteurs par sa connaissance aiguë des grands compositeurs. — Enfin une jolie fleur qui ne soit pas complètement sotte, scandaient quelques anciens bedonnants, dans l’assistance. Il nous en faudrait plus comme celle-ci ! clamaient-ils avec aplomb. Quand un observateur et témoin lui saisit le bras pour l’en extraire. — Pardonnez ces vieux fous. Je vous libère de leur logorrhée oiseuse avant que vous n’y soyez embourbée et qu’ils n’attendent de vous plus que de la conversation. Allez donc ! 

Ténébos, quant à lui, écourta poliment les sollicitations d’un groupe de femmes venues le féliciter pour son allure générale très à leur goût. Il en perdit brièvement de vue sa partenaire. Et lorsqu’il sonda rapidement la foule, constata sa disparition. Pris d’un bref élan de panique, il se faufila avec la grâce et la dextérité d’un jeune fauve dans la masse dense d’invités, scrutant chaque visage féminin, croyant même à tort l’apercevoir à plusieurs reprises. Accélérant le pas, il parcourut frénétiquement chaque recoin où danseurs et causeurs s’engouffraient. Junaled semblait tout simplement s’être évaporée. 

En réalité, échappant à son auditoire et à la vigilance de son chaperon par la même occasion, elle s’était esquivée pour se précipiter vers la première sortie. Droite et figée dans l’encadrement d’une baie vitrée grande ouverte sur les jardins paysagers, son pied refusait pourtant obstinément d’aller au-delà. Une force invisible la vissait sur place, l’empêchant désespérément de franchir cette frontière invisible. Jusqu’à ce que quelques minutes plus tard, il ne la retrouve.

— Pourquoi n’ais-je pas pu m’enfuir ?! 

— Parce que je ne le souhaitais pas. 

Le visage noyé dans les flots de ses cheveux noirs, il la serra fort contre lui avant qu’elle ne puisse le questionner davantage. Elle coula lentement au creux de ses bras, plongée dans un sommeil profond tandis que la vision de ses semblables disparaissait jusqu’à ne plus être. Plus tard, la même nuit, lorsqu’elle revint à elle pour la seconde fois, elle réalisa avec effarement et stupeur qu’elle était de retour dans sa prison dorée et hurla à plein poumon pour extirper ce vide immense et douloureux avec lequel elle renouait violemment. 

— Pourquoi me torturer de la sorte ?! N’ais-je pas, jusqu’à présent, fait tout ce que tu me demandais ?!

— Je n’ai jamais cherché à te nuire. Au contraire.  

— Jamais tu ne m’aurais envoyée là-bas pour m’en extraire subitement une seconde fois si c’était pour me faire du bien. Tout ça est bien plus égoïste. C’est toi seul que tu voulais ravir. 

Ténébos resta muré dans un silence de marbre, dénué de toute culpabilité. Junaled disait vrai. L’intention première n’avait été de la rendre heureuse que dans l’unique espoir que cela l’atteigne. Découvert, il quitta promptement la pièce, sa mission s’étant achevée avec succès.

— Va donc au diable ! l’invectiva-t-elle, sous le coup de la colère et sans qu’il ne réagisse pour autant.


Et tandis qu’il rejoignait Laudanum, pour achever cet épisode nocturne sur une note plus plaisante, c’est Arguès, furibond, qui le saisit brusquement et le somma de le suivre dans ses appartements. Constantinople se prélassait, presque nue, sur l’une des bergères, encore tachée du sang de sa dernière victime.

— N’ai-je jamais dit qu’aucun humain franchissant ces murs ne devait en ressortir vivant  ?! As-tu perdu la tête ?!

— Inutile de te mettre dans des états pareils. Je maîtrisais la situation. Elle n’a parlé à qui que ce soit de quoi que ce soit nous concernant.

— Et si l’un d’entre eux l’avait reconnu ?! Crois-tu vraiment qu’une étoile montante puisse se volatiliser sans que cela fasse jaser ?!

— Je vois que tu t’es renseigné, le taquina-t-il, un brin moqueur.

Le détachement habituel avec lequel Ténébos se dégageait de toute responsabilité, le plongea dans un tel état d’exaspération qu’il le gifla sèchement. 

— Comment peux-tu être aussi stupide ?! Qu’adviendrait-il de nous si on venait à découvrir notre existence ?!

Agacé par les remontrances de son aîné, qu’il repoussa manu militari des deux mains, Ténébos ajouta : —Ne t’avise certainement pas de la toucher ! Je ne t’ai pas encore pardonné pour Marianne, mais si tu tues celle-ci pour la même raison boiteuse qu’elle pourrait te faire perdre toute crédibilité ou mettre en danger ta personne, les conséquences seraient bien différentes, cette fois-ci.

L’atmosphère pesante, emplie de la menace imminente d’une vive dispute mena Constantinople à s’interposer entre les deux frères. Elle saisit le bras de son amant pour tenter d’apaiser les tiraillements qui le hantaient. Alors pour toute réponse à l’intention de son cadet, Arguès lui désigna la porte

— Tu peux partir. 

— Et bien ? Pas d’affrontement ou d’effusion de sang cette fois-ci ?

Tandis que Ténébos s’apprêtait à quitter les lieux, Arguès lui murmura : — C’est vrai. J’aurais dû te laisser crever comme un chien. J’aurai dû accepter ta requête. Tu ne sèmes que tristesse et désarroi autour de toi. Si tu savais à quel point je peux te haïr pour cela…

— Je sais… lui répondit-il, la gorge soudainement nouée.  


Après une telle rafale d’animosité à son égard, seul lui importait, désormais, de renouer avec les bras de sa sirène. Tout effacer l’espace d’un instant pour se laisser submerger par son regard de bronze, et sa chevelure dorée.  

— Tu n’es plus le bienvenue ici. Lui lança-t-elle, démêlant sa longue crinière de feu. 

Un sourire naïf aux lèvres, il se pencha pour l’embrasser. 

— Un nouveau jeu ? 

Mais comme ses doigts choyaient ses épaules, elle se leva brusquement et rétorqua plus fermement : 

— Tu n’es plus le bienvenue dans cette chambre. 

Interloqué et quelque peu hagard, il essayait de comprendre, quand elle ajouta  : 

— Que tes caprices aient amené, ici, moult humaines, que tu as pu joyeusement chevaucher au gré de tes humeurs, ne m’a jamais dérangé outre mesure. Après tout, je ne te suis pas exclusive et tout ceci n’est que divertissement. Pour celle-ci c’est différent. Je ne te partagerais pas avec une autre. 

Ténébos en resta littéralement pantois.  

— Remettrais-tu en question ma sincérité, après toutes ces années ensemble ? 

— Non, je n’en ai jamais douté. 

— Ne me demande pas de choisir. Toi, mieux que quiconque, sait toute son importance. 

— Si je décide c’est pour t’éviter d’avoir à le faire. Tu en serais incapable de toutes façons. Il est temps de laisser Marianne et tout ce qui s’y rapporte derrière toi. Tant qu’elle respirera, je n’existe plus. Va-t-en maintenant !

Le pressant vers la sortie, il chercha quelques mots ou phrases miracles qui renverseraient la situation en sa faveur. En vain, la porte se referma aussi sec. Alors il resta un moment, debout, immobile, avant de s’introduire à nouveau pour empoigner la sirène, qui se mit à vociférer dans une langue inconnue. Contrairement à sa cadette, elle était bien trop puissante pour qu’il puisse la contraindre à quoi que ce soit. C’est d’ailleurs, un critère qui avait permis à leur relation de rester d’égal à égal.

— Ne me repousse pas s’il te plaît. Tu n’en as pas le droit ! Je ne le supporterais pas ! 

Alerté par les plaintes courroucées de Laudanum, c’est Arguès qui chassa le jeune homme. 

— Allez. C’en est assez. Tiens toi à l’écart quelques temps.

Tous les avaient rejoint, essayant de comprendre, ce qui avait pu provoquer pareil rejet de la part de la sirène à l’égard du vampire. Ténébos s’éloigna, apathique, déambulant presque mécaniquement. 

Contantinople voulut le rattraper pour lui apporter un peu de réconfort, mais Arguès l’invita à ne rien en faire.

Crédit photo : photo personnelle

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