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Chapitre 06

Arguès chassa le lourd et épais rideau de velours pourpre pour contempler la silhouette vaporeuse d’une lune bien ronde, promenant, haut, sur un ciel sans étoile. Plongé dans ses souvenirs lointains, il se remémora sa vie d’humain.

L’homme vouait une affection sans limite à son frère cadet, qu’il chérissait plus que tout. Il enviait la légèreté avec laquelle il menait sa vie, dans l’insouciance la plus totale. Lui qui se sentait souvent à l’étroit, dans son col amidonné, aurait aimé se laisser aller à plus de désinvolture. Des deux héritiers orphelins, Arguès représentait l’autorité et la maîtrise de soit, quand Ténébos incarnait le charme et la folie de la jeunesse exaltée ; Le flegme face à l’impétuosité, la sobriété face à l’excentricité. Il fallait connaître plus intimement Ténébos pour réaliser qu’il relevait, en réalité, plus du menteur, capricieux et lâche que du gentleman quasi parfait, dont il portait le costume en public.

Le visage anguleux et le nez aquilin d’Arguès, surplombé de deux billes ternies, oscillant entre brun et gris, en guise d’yeux, n’avaient jamais fait de lui un objet de convoitise, ou le favori de ses dames. Et redoubler d’efforts ne lui avait jamais permis de rivaliser avec le succès de Ténébos. Ce qui décuplait son incompréhension face au désamour de ce dernier pour la vie, et à sa personnalité autodestructrice. Pourquoi cet homme, beau, riche, séduisant, cultivé et aimé n’aspirait qu’à tout anéantir et mourir ?

On avait, maintes fois, pointer du doigt le trouble nerveux et la santé mentale fragile de Mathilde, leur mère, comme responsable de la mélancolie de Ténébos, Arguès ne pouvant taire une forme de ressentiment à son égard pour cela, à contrario du cadet qui l’aimait tendrement. Dans leur mal-être réciproque, mère et fils partageaient une intimité exclusive, insondable aux yeux de tous. A l’exception, peut-être de Marianne, trait d’union entre leurs univers fantasque et la réalité.

De fait, les relations qu’entretenaient les deux frères s’avéraient complexes.

Bien longtemps, auparavant, Arguès surprit Ténébos au retour d’une énième nuit de festivités et d’excès. Ce dernier, pris d’une violente quinte de toux, peinait à dissimuler le sang craché dans la paume de sa main. Il empestait l’alcool et l’opium jusqu’à l’autre bout de la pièce d’où Arguès, excédé et inquiet, le dévisageait. Lui saisissant le bras, il le questionna du regard. Ténébos improvisa un léger malaise, rien de plus. Mais Arguès n’était pas dupe et savait pertinemment qu’une telle quantité de sang était synonyme d’une infection grave. Alors il insista et le somma de lui dire ce qu’il en était réellement. Le repoussant sèchement, Ténébos s’affala dans l’un des petits fauteuils du salon, tout en ricanant.

— Je suis malade. J’ai la syphilis et diverses choses dont j’ai oublié le nom, lâcha-il avec un détachement stupéfiant et complet.

Effaré par ses mots, Arguès se pétrifia. Il n’avait rien noté en dépit de l’affection presque excessive qu’il lui portait. Comment un drame d’une telle ampleur avait-il pu lui échapper ? Pensa-t-il.

— Je fais venir le médecin immédiatement !

— Tu perds ton temps. Il est au courant. Mais on ne peut pas dire que le traitement soit efficace. Je suis condamné et serais probablement mort dans quelques mois.

L’aîné en resta, de nouveau, sans voix. L’idée de perdre son frère lui paraissait inconcevable.

— Il doit forcément exister d’autres traitements, des alternatives. J’irais dès demain matin solliciter les meilleurs experts.

— La maladie est à un stade trop avancé. C’est foutu ! Ajouta-t-il en sirotant une dernière liqueur, servie à l’instant.

Furieux de le voir apathique à ce point, Arguès envoya valser le verre, qui explosa en percutant le marbre noir et blanc de la cheminée, et secouer Ténébos qui ne lui adressa qu’un râle, réclamant qu’on le laisse tranquille.

— Si tu ne passais pas ton temps à courir après tout ce qui porte un jupon et leur grimper dessus. Comment peux-tu continuer à mettre ses femmes en péril ?! Lui demanda-t-il, cognant du poing sur l’accoudoir du fauteuil.

— Qu’est ce que ça peut faire ? Ce ne sont que des putains, des fleurs de caniveaux, qui passent du pissenlit à la rose, selon le bordel dans lequel elles logent.

— Tu es un monstre Ténébos ! Et Marianne ?! Questionna-t-il d’un ton sévère.

— Marianne n’a rien à voir avec ça. Tu sais parfaitement que je ne lui ferais aucun mal.

— Que les choses restent ainsi. Tu es prévenu !

— Mon frère se soucierait-il à ce point de ma fiancée ? Devrais-je m’en inquiéter ? S’amusa-t-il.

— As-tu seulement pensé à la douleur que lui infligerait ta disparition ?

Ah ! Arguès avait touché, là, un point sensible. La gorge de Ténébos se noua, une larme discrète roula le long de sa joue. Marianne, son amie, sa confidente, son phare au milieu des tempêtes qui renversaient son âme. Née quelques mois après Lui, Marianne et Ténébos avaient grandit ensemble, partageant chaque évènement de leur vie, du plus festif au plus tragique et ne s’étaient jamais séparés au-delà de quelques jours.

— Tu n’auras qu’à prendre ma place, lui lança-t-il, saisissant un autre verre, vide, qu’il leva pour trinquer à la future cérémonie.— N’est ce pas ce que tu souhaites depuis longtemps ?

— Tu es saoul !

— Probablement.

Le matin suivant, aux premiers rayons du soleil, Arguès s’enquerra de l’état de santé de Ténébos, qui s’éveillait au même instant. Bien que coutumier des soirées trop arrosées, les premières minutes, au réveil, restaient les plus difficiles. Apercevant l’aîné tout apprêté, disposé à se rendre en ville, il lui demanda :— Ne peux-tu pas simplement me laisser partir ?

Arguès s’accroupit, au pied du lit, replaçant les mèches ébouriffées de Ténébos, comme le faisait affectueusement leur mère. Le cadet redressant légèrement la tête, sonda l’aîné du regard pour y chercher désespérément une forme d’approbation.

— Pourquoi vouloir mourir à ce point ? N’y a-t’il rien qui puisse réjouir ton cœur ?

— A quoi bon. Il n’y a que du désespoir dans ce corps et dans cette tête.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Tout est pourri à l’intérieur.

— Ce n’est pas vrai. Je connais un autre Ténébos : un frère et un époux en devenir, aimant et soucieux, un homme intelligent, brillant et apprécié de tous.

— Celui-là ne vaut rien, lui rétorqua-t-il.

Le cœur d’Arguès se brisait chaque fois qu’il voyait Ténébos s’enlisait dans une infinie tristesse dont l’origine même semblait lui échapper.

— Je ne suis qu’un monstre, ajouta-t-il.

— Pardon. Je n’aurai pas tu te dire ça, hier.

Embrassant son cadet sur le front, Arguès se redressa pour reprendre le programme chargé de ses prochains jours. Il lui faudrait parcourir de longues distances et frapper à de nombreuses portes pour tenter de sauver son frère.

— Je reviens vite.

Crédits photos : Nadav Kander, Paolo Roversi

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