Chapitres,  Textes

Chapitre 03

A la tombée du jour, l’énigmatique noble aristocrate revint libérer la détenue. Étonnamment vêtu d’une chemise cintrée à col boutonné, en popeline blanche, et d’un pantalon à pinces, en laine noire, contemporains, il la conduisit, assoupie, les yeux clos, dans ses quartiers privés. Point de bandage, ses paupières s’étaient fermées sans qu’elle ne l’eut voulu pour ne se ré ouvrir qu’une fois arrivés à destination.

— Ton nom?

Un nouveau décor de ce sinistre endroit se dévoilait à la jeune captive que l’esprit, confus et assailli par un tourbillon de questions et d’émotions, rendait muette. A son grand étonnement, le sous-sol sordide et décrépit avait laissait place à une antichambre donnant sur un somptueux salon, garni d’un luxueux mobilier Napoléon III, de tentures raffinées et d’une décoration abondante. Un méli-mélo d’ocres, d’essences de bois exotiques et de bordeaux, mêlés à des blancs crèmes et des gris laiteux.

Sans réponse, l’homme réitéra sa demande avec insistance.

— Ton nom ?!

— Junaled.

— Optons pour June, se sera plus simple à retenir, lui rétorqua-t-il avec une pointe de dédain, accompagnée d’un revers de main.— Tu es chez toi dorénavant. Tu peux faire comme bon te semble, ajouta-t-il, bras ouverts, comme pour lui signifier la bienvenue.— Il y a, cependant, une règle à laquelle tu ne dois pas déroger : ne jamais quitter ces appartements quelles que soient tes motivations !— Capisce ?! conclut-il subitement d’un ton strict, ses yeux rouges ordonnant aux siens.

Éberluée par ce spectacle de je ne sais quel acteur gesticulant dans je ne sais quelle répétition, Junaled ne sut quoi répondre. Toutefois, sans comprendre la portée de cette mise en garde, elle avait bien saisit, à la gravité de sa voix, l’importance de cette dernière et acquiesça d’un simple hochement de tête. Il n’en dit pas davantage à ce sujet.

Étant donnée la brièveté des présentations, elle eut l’intime conviction que l’assommer de questions ne lui permettrait pas d’en savoir plus pour le moment. Alors elle parcourut, plus en détail, la pièce dans laquelle ils se trouvaient tous deux, tentant de trouver des premiers éléments de réponses. L’endroit était réellement fastueux, bien qu’il ait lui aussi perdu de son prestige d’antan. Sorte d’ancien cabinet et salon de compagnie, déserté de tout souffle humain, et devenu boudoir revisité, immense et masculin. Ciel d’orage et voilier dans la tourmente peints au plafond, soutenus par de vastes pilastres ornées de chapiteaux de feuilles d’acanthe, le tout ponctué d’abondants tableaux en touche-touche. Ça et là des tapis persans dominés par des bibliothèques et des secrétaires en marqueterie, des canapés et des bergères encombrés de coussins brodés, vêtements, journaux et divers breloques. Un riche bric-à-brac désordonné de tout et rien à la fois. Un intérieur foutraque et bigarré tant à l’image du style second empire que des conflits personnels habitant son nouveau commanditaire.

— Que suis-je supposée faire ? Qu’attendez-vous de moi ?

— Pourquoi voudrais-tu que je t’impose quoique ce soit. Tu es libre à présent.

— Libre… bredouilla-t-elle, décontenancée. Elle marqua une pause avant de revenir à des préoccupations d’ordre plus immédiat.— J’ai faim. Je n’ai rien manger ni bu depuis plusieurs jours. J’aimerais aussi me laver.

— N’est-elle donc pas venue t’apporter tout cela ? Sans réponse de sa part, il poursuivit :— Elle n’a jamais été très obéissante. Enfin, pas avec moi, soupira-t-il.— Il reste quelques fruits. Je t’apporte de l’eau. Il est vrai que ton odeur est assez coriace. Tu trouveras le cabinet de toilettes à ta droite, après la chambre, avec tout dont tu as besoin. Je sors. J’ai à faire.

Devinant ses craintes et ses doutes, il enchaîna aussitôt :— N’ai pas d’inquiétude. Tu es en sécurité, ici. Repose-toi. Nous discuterons demain.

— Vous ne m’avez pas dit votre nom ?

Attrapant son trench-coat et tournant les talons, il lui répondit, sourire aux lèvres :— Ténébos, avant de disparaître derrière les lourds rideaux de velours rouge qui menaient vers l’antichambre puis la sortie.

La scène s’était déroulée si précipitamment, qu’elle mit un certain temps à quitter sa torpeur pour réaliser une courte visite, et s’accorder enfin un peu de répit et de réconfort. Elle dévora quelques poires et abricots, et plongea dans une baignoire d’eau froide qui jamais ne lui parut aussi appréciable qu’à ce jour.

Seule, elle pouvait examiner les lieux, fouiller tiroirs et placards mais tel le navire en perdition décorant le plafond du living-room, elle fut rapidement aspirée et noyée dans une tempête de chants funestes, hurlements et grognements, retentissant des heures durant derrière ces deux portes qu’elle ne devait ouvrir, et qui tremblaient comme papiers au vent. Bien que réfugiée en lieu «sûr» et coutumière d’une forme de solitude qui l’accompagnait depuis toujours, Junaled aurait tout donner pour se téléporter, d’un claquement de doigt, au milieu d’une foule dense et massive. La nuit lui parut durer une éternité. Elle se boucha les oreilles pour étouffer ce vacarme et s’endormit d’épuisement.

Et elle dormit sans interruption jusqu’au crépuscule suivant, jusqu’à cette main caressant ses cheveux, qui la fit subitement tressauter. Ténébos était revenu. Depuis combien de temps se tenait-il, là, à l’observer ? Elle l’ignorait. Impossible, à contrario, d’ignorer les lacérations couvrant une partie de son visage et ses bras nus, que ses manches, tâchées de sang et retroussées, dévoilaient.

— Que s’est-il passé ?!

Il évita la question. Les yeux encore voilés de sommeil de la jeune femme sondèrent les siens.

— Pourquoi suis-je ici ? Ces cris, ces grognements d’animaux… Expliquez moi !

Il bascula en arrière, s’allongeant à ses côtés, reposant sa tête sur ses bras croisés.

— Disons, pour faire simple, que tu es mon invitée.

— Invitée ?!

— J’ai pris des risques pour toi, tu sais ?

— Je ne comprends pas…

— Peu importe. Ici tu seras choyée. Je veillerais à ce que tu ne manques de rien. Considère ces appartements comme les tiens.

Ahurie, Junaled, se demanda s’il se payait sa tête et s’amusait de son désarroi.

— Pourquoi me prendre en otage ? Que vous ais-je donc fais ? Je veux rentrer chez moi !

— Rentrer chez toi est trop risqué. Mais tu n’es pas mon otage. Ces appartements ne sont pas verrouillés. Tu peux partir quand tu veux, si c’est vraiment là ton souhait. Seulement je t’avertis ; Franchir ces portes te mènerait inévitablement à une mort lente et douloureuse et ça, je ne puis rien y faire.

La jeune femme se leva brusquement. Déconcertée, hagarde, les lèvres tremblantes, son corps se mit à convulser frénétiquement, ses ongles s’enfonçant dans la paume de ses mains tandis qu’elle luttait pour ne pas perdre pied. Ténébos, tant surpris que contrarié, tenta de la rassurer. Les années passant, il oubliait parfois la fragilité des humains.

— Non. Non. Non. NON !

Il serra ses mains dans les siennes, l’invitant à s’asseoir en bord de lit pour l’aider à se concentrer sur sa respiration.

— Ce n’est qu’une crise d’angoisse. Calme-toi.

— Je ne suis pas assez forte pour affronter ça. Je n’y arriverais pas !

— Bien sûr que si ! L’instinct de survie est plus puissant qu’on ne l’imagine. Je t’ai vu chuter à maintes reprises et te relever à chaque fois. Tu es bien plus solide que tu ne le penses, June.

C’était donc, là, la seule consolation qu’il lui proposait : survivre, ne pas chavirer. Mais lorsqu’il croisa son regard désemparé, il comprit, tel qu’il l’avait envisagé, qu’il faudrait plus que cela pour l’empêcher de vaciller.

— J’ai une surprise pour toi.

— Vivre ainsi n’a aucun sens… Murmura-t-elle.

— Je pense que cela va te plaire.

— A quoi bon (?)

— Allons ! Tu m’agaces avec tes geignements !

— Autant mourir de suite.

— Je t’offre une vie d’oisiveté dans un cadre baigné de luxe, envers et contre tous, et tu réclames la mort ?

— Une vie d’oisiveté, des risques… Je n’ai rien demandé de tout cela et je n’en veux pas ! Ma vie me convenait très bien ! Tuez-moi ou ramenez-moi chez moi !

Son visage s’assombrit et ses traits se creusèrent brutalement. En une fraction de seconde, cet homme beau et séduisant affichait une apparence terrifiante, empruntant presque au monstrueux. Il empoigna sa gorge d’une main ferme et déterminée.

— Une brève pression et je brise ta nuque. Est-ce cela que tu veux ?!

Oscillant entre colère et frustration, elle le frappa de toutes ses forces, lui assénant coups de poings et coups de pieds, martelant son torse et ses jambes. Il fallait que le ressentiment, et l’injustice dont elle se sentait victime, s’expriment.

— Le choix t’appartient.

Le toisant, elle le gifla dans un ultime soubresaut. Interprétant sa réaction comme un affront supplémentaire, il serra plus fort encore l’étau sur son cou. Mais elle n’était pas prête. Pas encore. Alors elle cria à pleins poumons :— JE NE VEUX PAS MOURIR !

Il ôta sa main. Elle toussa et reprit son souffle tandis que son visage à lui recouvrait déjà charme et attrait.

— Bien ! Voilà qui est dit ! Peut-on passer à autre chose maintenant ?

Quel autre choix avait-elle que celui de se résigner et d’abonder en son sens ? Une nouvelle confrontation connaîtrait sûrement une issue moins favorable. La voyant capituler et satisfait de son abnégation, il poursuivit :— Comme annoncé précédemment, j’ai une surprise pour toi. Il y a une pièce secrète qu’on ne peut rejoindre que depuis celle-ci et comme c’est une extension non attenante au bâtiment principal, ils ne t’entendront pas.

«Ils…» pensa-t-elle.

— Suis moi.

Il ouvrit la marche pour la guider dans la descente d’un escalier de pierre en colimaçon, prolongé d’un passage étriqué, creusé dans la roche, semblant les conduire plus profondément et les engloutir.

— Je n’ai jamais vu pareil endroit.

— C’est un hôtel particulier du XIXème, érigé sur des terres isolées et, qui présentent des caractéristiques…particulières. Disons que son propriétaire avaient des passe-temps étonnants.

— J’aime autant ne pas savoir…

— Je pensais que les théâtres dans lesquels tu donnais des représentations avaient aussi leurs secrets.

— Ils sont bien souvent modernes.

— Certes… Nous y sommes !

La pièce s’avérait exiguë mais charmante : petite salle de répétition, figée dans le temps, dont les murs, tapissés de fines rayures coquilles d’œufs et vert absinthe, et embellis de croquis de jeunes enfants, étaient couronnés de moulures dorées, à l’image du petit lustre rococo à motif coquillages, qui surplombait l’ensemble, depuis le centre. Des rideaux en damas de soie moutarde donnaient l’illusion d’une baie vitrée, inexistante – l’endroit étant à l’évidence souterrain – complétée par une cheminée baroque purement décorative.

— Un piano ?!

— Ancien, mais fraîchement accordé.

L’instrument à queue et son tabouret constituait le seul mobilier de l’endroit. Et bien que les finitions de l’ouvrage furent quelques peu grossières, la simple vue de ce dernier suffisait à faire renaître en June, un profond sentiment d’encouragement et d’espoir inespéré. Les partitions disposées sur le pupitre et le service à thé déposé sur le couvercle arrière suggéraient l’entrée imminente de l’élève et de son professeur. Seule l’idée de cette pièce d’enfant, enfouie sous terre, loin de tout, vint ternir l’enjouement que connaissait June.

— Comment l’avez-vous transporter pour l’accordage ? Je pensais qu’il n’y avait aucun autre accès.

— C’est le cas. Il n’a pas bougé. Chaque élément a retrouvé sa place d’origine après l’intervention. Je voulais que tu découvres cet endroit comme je l’ai découvert à l’époque.

— Il y a donc des humains qui vont et viennent parfois ici ?

— Non. Ils… viennent mais… ne vont pas.

— Vous disiez m’avoir observé à plusieurs reprises et manifestement ce piano n’a pas été accordé ces dernières heures. Vous aviez planifié ma venue, n’est ce pas ?

— Disons plutôt fortement considéré.

— Qu’êtes-vous exactement ?

— Ce n’est pas un sujet très intéressant. Nous en reparlerons plus tard.

— Qui est la femme dont le portrait trône au centre de l’un des murs du salon ?

Le tableau en question révélait la figure d’une très jeune femme, cheveux longs, châtains, ramenés en un chignon désordonné, une peau de lait relevée de deux yeux bleus, tendres, et d’une bouche rosée aux lèvres fines. La toile avait été mise sous verre, vraisemblablement pour la protéger de l’usure du temps.

— Marianne. C’était ma fiancée. Par biens des aspects, tu lui ressembles.

— Tout s’explique…

— Détrompe-toi, Je ne t’ai faite venir ici pour prendre sa place.

— Jouait-elle du piano ?

— Si je te dis que oui, tu n’en joueras pas ?

— Si.

— Oui. Elle jouait du piano.

— Et vous ?

— Autrefois.

— Partirai-je un jour d’ici ? Non ! Ne dîtes rien ! J’aime autant ne pas savoir cela non plus. Pas maintenant… Si j’avais dit oui, m’auriez-vous brisé la nuque ?

— J’aurai respecté ton choix.

Sa réponse formulée, sans aucune hésitation, confortait Junaled dans sa position de soumise. Elle pourrait toujours le provoquer lorsque son acharnement à vivre disparaîtrait. La gorge nouée, elle déglutit et sourit poliment pour ne rien exprimer, à nouveau, de sa détresse.

— Il faut que je te laisse. On m’attend. Si tu as faim, tu n’auras qu’à choisir ce qui te plaît parmi ce que je t’ai apporté.

Une fois de plus, il l’abandonna. La petite salle de répétition hébergeait désormais une nouvelle prisonnière.

Crédit photo : Phenix Memorandum

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