Chapitres,  Textes

Chapitre 07

En s’éveillant, Junaled su qu’elle aborderait cette nouvelle nuit avec détermination et confiance. Aucune fuite n’étant envisageable à cet instant, et trop de questions risquant de la mener à une issue tragique précoce, elle choisirait pour un temps de composer avec la situation actuelle, et effacerait ses doutes et ses craintes pour ne plus donner l’impression de n’être qu’une faible femme.

Elle ramena ses longs cheveux en arrière, comme pour chasser les paroles du jeune homme, entendues la vieille, et qui résonnaient encore en elle : «Suicidées, mortes de faim ou d’épuisement peut-être. Qui ça intéresse ?» et se consacra longuement à sa toilette. Puis, elle choisit la plus belle robe mise à sa disposition, prête à endosser son rôle, bien que celui-ci demeurait toujours flou.

Son quotidien lui manquant terriblement, que n’aurait-elle pas donné pour sentir son corps gagné par les courbatures de trop d’heures d’entraînement ? Et pour s’enivrer de musique ?

Junaled s’imagina si fort pouvoir entendre les notes naître du frottement délicat de l’archet sur les cordes du violon, qu’elle se mit à valser au centre de la pièce, comme dans une salle de bal.

Et quand Ténébos entra, empli d’appréhension et d’incertitude à l’idée de retrouver son invitée, c’est avec étonnement qu’il découvrit une femme apaisée et inspirée, les bras fouettant l’air tel un chef d’orchestre.

Il l’observa un temps, soulagé et satisfait de la voir ainsi lâcher prise. La jeune femme, yeux clos, reconnut le parfum de son visiteur et le saisit à la taille, l’invitant à se joindre à elle. Alors ils dansèrent jusqu’à ce que la jeune femme, la tête remplie de vertiges, ne s’écroule sur le lit.

— J’aimerais tant pouvoir revivre… bafouilla-t-elle, songeuse.— Bref, enchaîna-t-elle rapidement, se focalisant sur son intention du moment. — Le piano !

— Le piano ?

— J’ai besoin de tes mains.

— Mes mains… Je ne suis pas certain de comprendre.

— Suis moi ! Lui suggéra-t-elle, tandis que son regard s’illuminait soudainement.

Le jeune homme, déstabilisé par cette étonnante assurance et impétuosité, se laissa mener jusqu’à la petite salle de répétition. Ces premiers tutoiements à son égard lui parurent subitement raccourcir la longue distance qui séparait leur monde et atténuer les malaises de leurs premiers échanges. Amusé, intrigué, il entra volontiers dans son jeu.

— Ce qu’il nous faut c’est une valse minute ! Somma-t-elle.

— Chopin ?!

— A quatre mains.

— Je ne suis pas sur d’y arriver… Cela fait une éternité que je n’ai plus touché un instrument.

— Bien sur que si, l’encouragea-telle. Regarde !

Concentré, le jeune homme observa attentivement les va-et-vient répétitifs de ses mains, voguant allègrement ça et là sur les touches du piano.

— Tu vois ?

Quelque peu incommodé d’être ainsi brusqué et mis devant le fait accompli, il soupira d’agacement. Toutefois, souhaitant l’encourager à son tour et participer à ce balbutiement de complicité qu’elle essayait d’instaurer, et qu’il appréciait, il s’éclaircit la gorge et hocha longuement la tête.

— Okay, okay. Accorde moi quelques minutes.

Ses doigts glissant dans le vide, de droite à gauche, il répétait, avec le plus grand soin et sérieux, les mouvements minutieux et précis à effectuer, pour les mémoriser et les reproduire au plus juste.

— Je suis prêt. Sois indulgente s’il te plaît.

Assis côte à côte, dos droits, épaules soutenues et bassins basculés vers l’avant, ils s’élancèrent tour à tour. Les premières notes donnèrent lieu à une cacophonie stridente qui provoqua, chez eux, rires étouffés et grimaces. Mais rapidement les sons s’harmonisèrent en un joyeux chahut festif, chargé d’entrain et de bonne humeur. Portés par la musique et le frémissement de ce premier moment d’intimité partagée, ils rejouèrent en boucle la petite symphonie. Et chaque fois que le cœur mélomane de Junaled résonnait plus fortement, un écho frappait le cœur mort de Ténébos par onde de choc, lui redonnant vie, l’espace d’une fraction de seconde. Il y avait bien longtemps que pareille sensation n’avait plus ébranlé son corps.

Convaincu d’avoir fait le bon choix en jetant son dévolu sur Junaled, il se laissa lui aussi aller à plus de désinvolture. Ensemble, ils jouèrent longuement, jusqu’aux premières crampes, enchaînant les œuvres, de Chopin, à l’Allegretto de Beethoven ou la Marche Turque de Mozart. Note après note, partition après partition, leurs doigts flattaient passionnément le clavier de l’instrument, le premier prenant le pas, le second le rejoignant, pour une succession de duos à l’unisson. Ils se grisaient, tous deux, du tourbillon émotionnel qui les embarquait et les submergeait, quand tout à coup, les mains de Ténébos abandonnèrent le piano, pour ravir avec fougue celles de June.

— Merci Junaled ! Tu ne peux imaginer l’importance de tout cela. Je suis heureux que tu sois là ! S’exclama-t-il.

C’était la première fois qu’il prenait la peine de prononcer son prénom correctement. La jeune femme, chamboulée d’avoir pu renouer spontanément avec l’agitation de sa vie d’artiste musicale, et de danseuse, lui adressa un sourire de remerciement. Elle n’en dit rien mais Ténébos nota aisément l’exaltation et la joie de vivre qui animaient ses grands yeux bleus pétillants.

Crédit photo : Aitor Frias, Cecilia Jimen

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