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Chapitre 08

Perdu dans ses pensées, Arguès voyageait d’un souvenir à l’autre, remontant les horloges du temps.

— Ton état s’est considérablement dégradé.

Ténébos, saisi de vertiges, scruta péniblement le fond de la pièce, d’où semblait provenir ces quelques mots, pour y déceler tant bien que mal une ombre familière. Après des semaines d’absence, Arguès se tenait assis, droit comme un piquet, enfoncé dans l’un des petits sofas rubis, attenant à l’entrée du bureau. Le visage léché par les flammes, dans l’âtre de la cheminée, accentuait son air sévère presque grave.

— N’éclaire pas davantage s’il te plaît.

— Je ne pensais plus te revoir.

— J’ai fait au plus pressé mais j’ai du m’affranchir de préceptes moraux et emprunter à d’autres sciences pour obtenir un remède. Ce qui a nécessité beaucoup d’efforts et de recherches.

— Tu l’as donc réellement trouvé ? Ce vieil hibou de médecin m’affirmait pourtant que c’était incurable.

— Il t’a dit vrai. Ça n’a pas été une mince affaire, tu peux me croire.

— C’est bien ma veine, tiens.

— Tu sais que ce genre de propos m’est insupportable.

— Et quoi ? Je ne t’ai rien demandé. C’est toi qui t’es accroché corps et âme à cette mission de sauvetage grotesque, appuya-il d’un ton agacé.

— Et donc ton plan c’était d’agoniser de longues semaines pour crever comme un chien avant tes trente ans ? Formidable ! Je suis certain que Marianne apprécierait autant que moi !

— Marianne mérite tellement plus qu’être enchaînée à un dépressif chronique suicidaire.

— Est-elle au courant, désormais ?

— Non. J’ai prétexté une vilaine grippe contagieuse pour l’éloigner quelques jours. Mais elle soupçonne quelque chose.

— Difficile de taire tout doute quand on voit dans quel état déplorable tu es. Et si le chagrin l’emportait dans la tombe ?

— Je sais que tu veilleras sur elle. Trouve à ma chère Marianne, que j’aime si fort, un homme à sa hauteur, un homme qui pourra la combler et la rendre heureuse, et non la noyer dans ses vagues à l’âme. Prends ma place, comme je te le suggérais la dernière fois, si tu le souhaites. Enfin, tu feras comme bon te semble. Je te laisse seul juge.

— Pourquoi parles-tu toujours de prendre ta place ?

— Peut-être parce les regards que lui adressent en disent long.

— Arrête avec ça, tu veux bien ! Il faut toujours que tu joues de sarcasme avec les gens simplement soucieux à ton sujet. Est-ce un de ces souvenirs impérissables que Mathilde t’a légués ?

— Mère n’a rien à voir avec tout cela. D’où te vient, toi, cette volonté de toujours lui reprocher mes humeurs ?

— Pas encore cette conversation s’il te plaît. Nous avons plus important et urgent à faire.

Se redressant pour venir à sa rencontre, Ténébos remarqua un changement dans la démarche d’Arguès, comme empreinte de légers vacillements qu’il tentait de réfréner.

— Tu es fiévreux toi aussi ?

— Non, se sont les effets du remède que je ne maîtrise pas encore totalement. Je t’expliquerai.

— Tu l’as donc testé sur toi ?!

— Je te l’ai dit. Il ne s’agit pas de médecine traditionnelle. Il fallait que je sois sûr de son efficacité. Le temps t’étant compté, je ne pouvais pas prendre le risque d’un échec.

— Si tu n’es pas syphilitique, comment peux-tu être certain que cela opérera ?

Ayant rejoint Ténébos, celui-ci nota également une légère altération dans le regard de son frère.

— Tes yeux ne sont plus tout à fait les mêmes. Et tu as plutôt sale mine. Excuse ma franchise mais ton remède te donne un air maladif peu convaincant, lui lança-t-il, retenant immédiatement un rire moqueur tant la situation lui paraissait ironique.

Ne tenant pas compte des provocations à son attention, il lui tendit une petite fiole en cristal, décorée d’écailles en reliefs et contenant un liquide d’un noir presque opaque.

— Il faut d’abord boire ceci, d’une seule traite. Ne t’arrête pas même si le goût te répugne. Il y a la dose exacte requise.

— Si j’avale cette mixture, je serais guéri ?

— Je te le garantis.

— Tu ne vas pas apprécier ma réponse… Pourquoi ferais-je cela ? Qu’ai-je à y gagner, moi ?

— Et si je t’assurais que ce qu’il y a dans cette fiole pouvait aussi effacer tes tourments et t’offrir une seconde chance. Ne voudrais-tu pas d’une vie pleine de joie et de rires dans les bras de ta fiancée, et baignée par l’affection de tous ceux qui vous sont proches ? Je me chargerai des affaires familiales, tu n’auras même pas à te soucier des finances. Qu’en dis-tu ? Un nouveau départ pour toi et un frère à mes côtés, pour moi. Le deal est correct non ?

Il l’était. L’affiche semblait même trop belle pour convaincre pleinement Ténébos qui se montrait encore récalcitrant. Alors Arguès enchaîna :— Père a échoué avec Mathilde. Imagine tout ce qu’il aurait donné pour la sauver comme j’essaie de te sauver toi, en cet instant. Le cours des évènements aurait été différent. Peut-être même seraient-ils toujours parmi nous aujourd’hui.

— Je vois mal le rapport entre la maladie de mère et la tempête qui les a englouties tous deux.

— Je n’ai jamais évoqué le sujet afin de préserver la dignité de Mathilde, mais les autorités maritimes la soupçonnaient d’avoir attenté à ses jours. En se jetant par-dessus bord, elle aurait emporté père, malgré elle, qui tentait de l’en empêcher, et alors que les vents se déchaînaient en mer et secouaient le navire en tous sens.

— Tu inventes. Je n’y crois pas un instant.

— Vraiment ? Ton amour pour Marianne, aussi grand soit-il, ne te rattache pourtant pas davantage à la vie. En quoi cela aurait-il été différent pour Mathilde, malgré toute la tendresse qu’elle nous témoignait ?

Cette révélation inattendue laissa Ténébos perplexe. Bien qu’il ait souhaité maintes fois disparaître, jamais il ne s’était imaginé sa mère, atteinte des mêmes maux, se suicider. Confus, il ne savait guère quoi en penser. Une vie simple et limpide ne serait pas pour lui déplaire, bien au contraire. Même s’il donnait parfois l’impression de trouver satisfaction dans son mal-être, ce dernier en souffrait profondément. En réalité, Ténébos cohabitait depuis si longtemps avec sa mélancolie qu’il ignorait désormais s’il en était la victime ou le complice.

— Accorde moi un jour ou deux. J’ai besoin d’y réfléchir.

— Malheureusement le remède ne peut être conservé en l’état très longtemps. Il faut que se soit maintenant.

Ténébos ôta le bouchon sculpté en jonquille pour porter la fiole à ses lèvres, qui, hésitant, resta suspendue en l’état un long moment. Devait-il ou non suivre les recommandations d’Arguès ? Tiraillé par une foule de questionnements qui embrumaient son esprit, mais las de ces incertitudes qui l’accompagnaient quotidiennement, il but une pleine et unique gorgée, avant d’éloigner aussitôt le flacon.

— C’est abject ! Qu’est-ce que c’est ?! S’exclama-t-il, reversant un peu du liquide foncé et poisseux dans sa main, pour réaliser qu’il s’agissait de sang. Ses yeux écarquillés questionnèrent ceux d’Arguès, qui n’attendit pas davantage avant de poursuivre le rituel.

— Tant pis pour le reste. Une gorgée fera l’affaire. Pardonne-moi pour ce que je vais faire. Je t’aime trop pour te perdre.

Ténébos n’eut pas l’occasion de saisir pleinement le sens de ces paroles que l’aîné se jeta littéralement sur le cadet pour le maintenir fermement dans l’étau de ses bras, et le mordre à la nuque.

— Qu’est ce qui te prend ? Tu es devenu fou ?!

Le jeune homme fut surpris par cette démonstration de force dont il ne pouvait se libérer. Il ne connaissait pas une telle puissance chez son frère. Les canines de l’aîné, légèrement plus longues et affûtées, comme deux pointes de couteaux, avaient creusé deux petites perforations dans la gorge du cadet, par lesquelles le sang s’échappait en mince filet d’abord, puis plus abondamment. Arguès bu généreusement tandis que Ténébos, stupéfait, se figeait tout entier. Il n’y comprenait évidemment rien mais pressentait que quelque chose d’obscur et d’irréversible s’enclenchait. Quelque chose qui les changerait à jamais.

— Ton cœur va cesser de battre dans quelques secondes. Ce sera douloureux mais rapide. Je te le promets, lui souffla calmement Arguès, pour rassurer Ténébos des évènements à venir.

Ces mots prononcés, une brûlure féroce dévora le corps du jeune homme, qui, dans la sensation d’être jeté vivant dans les flammes, s’imaginait être déchiqueté centimètre après centimètre et hurlait qu’on y mette un terme. Profondément affligé, les yeux noyés de larmes sèches, Arguès maintenait toujours obstinément Ténébos dans ses bras, tant pour lui témoigner de sa compassion que pour l’empêcher de mettre fin à ses jours, avant que le rite ne soit totalement achevé. Soumis au même cérémonial quelques jours auparavant, il connaissait pertinemment l’ampleur de la détresse et du supplice qu’il infligeait à son frère.

— Cela ne dure que quelques minutes. Accroche-toi !

L’impression d’être consumé vif s’ensuivit, sans attendre, d’un froid glacial mordant lui gelant instantanément les chairs jusqu’au plus profond de son être. Ténébos se figura qu’il ne pouvait exister pire torture qu’un corps humain puisse endurer. La transformation s’acheva par une asphyxie complète contre laquelle il lutta de toutes ses forces, davantage par réflexe que par conviction. Quand, au travers de cet ultime effort, il réalisa que l’occasion de mourir lui était enfin accordée. Il cessa dès lors toute résistance. Toutefois le martyr se stoppa aussi net qu’il s’était enclenché. Et quand il reprit connaissance, c’est un monde nouveau, gorgé de couleurs intenses, d’odeurs et de sons trop prononcés, qui l’assaillit de toutes parts.

Une fois assuré qu’aucun retour en arrière n’était possible, Arguès relâcha son frère pour vomir le sang contaminé de ce dernier, qu’il avait ingurgité. Ténébos, plus égaré que jamais mais inquiété par la santé d’Arguès, l’enlaça à son tour, le temps qu’il recouvre pleinement ses facultés.

— Tu me devras des explications !

Crédit photo : photo personnelle

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