Chapitres,  Textes

Chapitre 04

Constantinople repoussa les os pour s’étirer de tout son long. La nuit était proche et chacun d’entre eux s’était adapté au rythme inverse de leurs compagnons nocturnes. Calyte s’approcha de la sirène, glissant amoureusement ses bras autour de sa taille pour l’embrasser tendrement dans le cou. Mais cette dernière, lassée, échappa à son étreinte. La succube insistant, elle la mordit vigoureusement à l’épaule.

— Trouve-toi quelqu’un d’autre.

Gémissant sous la douleur, Calyte quitta la pièce en bougonnant.


Junaled entreprit d’occuper son temps, seule, à chercher toute opportunité de quitter sa prison dorée. Sans surprise, les cadres en bois des fenêtres étaient scellés, et les vitres obstruées par un épais brouillard opaque, camouflant toute vue sur l’extérieur, ne laissant filtrer qu’un mince filet de lumière. Point d’autre accès dissimulé, également, ouvrant sur un lieu différent de la bâtisse, telle la petite pièce au piano. Sans issue, elle concentra ses recherches dans les différents ouvrages à sa portée, espérant y trouver des informations sur son prétendu protecteur.

Les bibliothèques du salon recelaient quantité de livres, brochures et cahiers, entreposés en vrac, traitant de peinture, musique, mythologie, folklore, métaphysique ou encore théologie. Un certain nombre d’entre eux avaient été consultés de manière intensive : tranches et reliures usées et pages cornées soulignaient l’intérêt du lecteur.

Elle comptait bien trouver une faille qui lui permettrait peut-être de prendre l’avantage.

Alanguie dans l’une des bergères, confortablement installée, elle parcourut, de longues heures durant, des pages de textes, théories et autres écrits traitant de l’existence d’entités au-delà du spectre humain, et parut si aspirée par ses lectures qu’elle ne perçut, qu’après coup, cette brise glaciale provenant des portes interdites, soudainement grandes ouvertes.

Quelqu’un, quelque chose était entré à la dérobé et se tenait, à présent, ici, avec elle, dans cette pièce. L’air frais ambiant se dissipa sous le souffle chaud qui flatta sa nuque. Elle se redressa. Son corps se figea en entre apercevant brièvement, derrière elle, la femme serpent. Junaled sentit son cœur s’emballer soudainement mais lutta pour ne pas céder à la panique, convaincue qu’il en faudrait peu pour que l’étrange créature ne lui porte préjudice. Constantinople lui adressa un sourire perfide qui n’exprimait que mépris et moquerie. Alors elle garda le silence et se tint immobile, de sorte que rien ne puisse être perçu comme une provocation, tandis que la sirène tournait autour d’elle, la scrutant de la tête aux pieds.

— Tu n’es pas très bavarde et je ne te trouve pas très différente des précédentes.

Bien peu dans ce qui s’offrait à ses yeux lui permettait de comprendre pourquoi son ami défendait celle-ci avec plus de ferveur que précédemment. Valait-elle pareille confrontation avec Arguès ?

June, quant à elle, ne la quittait pas des yeux, priant fort, très fort pour que Ténébos ne la rejoigne au plus vite. Il lui paraissait plus qu’évident qu’elle ne pouvait affronter cette femme reptile dont elle ignorait tout. Le soleil se couchait, le jeune homme allait se manifester. Ce n’était qu’une question de temps. Il fallait tenir bon.

— Tu n’es pas la première. Il y en a eu bien d’autres avant toi, tu sais ? Tu es jolie, je l’admets. Seulement ça ne pèse pas lourd. Qu’adviendra-t-il de toi lorsque les premières rides habilleront ton joli minois, lui qui ne vieillit plus depuis longtemps ? Imagine-toi délaissée, abandonnée, mourante de faim, de froid, agonisant et réclamant la mort pour mettre fin à ce supplice. Brrr comme ce doit être horrible. J’en frissonne d’avance pour toi, dit-elle en ricanant.— Mais tu peux compter sur moi, ponctua-t-elle d’un clin d’œil malicieux.— Tu sais quoi ? Pourquoi attendre quand on peut résoudre cette énigme de suite ?!

Devinant la menace imminente, la jeune femme recula d’un pas, et se recroquevilla pour se protéger comme elle put, mais la sirène fut plus rapide et lui entailla profondément la joue droite.

— Je me demande combien de temps tu vivras maintenant que je t’ai enlaidi, lui susurra-t-elle, narquoise, au creux de l’oreille.

Une brève révérence, suivie de quelques tournoiements, et la sirène prit congé, les portes se refermant derrière elle en un claquement sec.

Pour June, la douleur se révéla terrible : une décharge diffuse, se propageant par vagues, dans toute la partie basse de son visage, à la moindre contraction de sa mâchoire.

Ténébos ne vint que plus tard, bien plus tard, pour découvrir son invitée, prostrée au sol, comme statufiée, baignant dans une flaque de sang. La jeune femme tenait, au creux de sa main, de fins lambeaux de chair déchirée.

— Qui t’a fait cela ?!

En état de choc, June ne pipa mot.

— Était-ce celle qui m’accompagnait l’autre soir ?

Un bref hochement de tête vint confirmer ses propos. Agissant au plus pressé, il souleva la jeune femme pour l’emmener dans la salle d’eau et la déposer dans une baignoire en fonte émaillée. June garda les yeux baissés, n’osant affronter le regard du jeune homme, de crainte qu’il ne la rejette comme le laissait entendre la sirène. S’il était bien le seul ici à pouvoir l’épargner, tout s’arrêterait alors très prochainement. Sans attendre, Elle saisit un petit miroir à manche d’argent, à porté de main, pour observer l’état de sa joue. La vue de son visage partiellement défiguré lui donna un haut le cœur. Repoussant Ténébos qui constatait l’étendue de sa plaie, elle se recroquevilla de nouveau, tête perdue dans ses genoux. Touché par sa détresse, il promena une main affectueuse sur son dos. Se mordant le poignet, il lui tendit le bras et l’invita à boire.

— Ta blessure est fraîche. Mon sang l’effacera.

Étonnée de sa proposition, elle l’observa, un temps, confuse. Il acquiesça en guise d’affirmation. L’idée de ne garder aucune cicatrice se révélait tentante mais la méthode la rebutait au plus haut point. Toutefois, pour June, le choix s’avérait simple : décliner et craindre pour sa vie ou accepter et survivre, un temps encore. Avec la plus grande réticence, elle posa ses lèvres sur sa peau entaillée. La première gorgée lui donna la nausée, le goût métallique du sang coulant le long de sa gorge l’écœurant.

— Il faut boire plus.

Elle but, se persuadant que c’était là, la seule option possible. L’idée que son sang coule en elle, fit naître en lui, une pointe d’excitation. Pour lui éviter toute souffrance supplémentaire, il banda grossièrement le bas de son visage, de gaze, afin de maintenir les chairs en place et de stopper le saignement.

— Nous nettoierons cela demain quand il n’y paraîtra plus.

June fut surprise qu’il soit si bien équipé mais la femme serpent ne lui avait-elle pas notifié qu’elle n’était que le maillon d’une longue chaîne ? Elle comprit, aussi, dès lors, comment sa cheville avait pu miraculeusement guérir lorsqu’elle avait tenté de s’échapper du sous-sol. Elle ne l’avait pas imaginé, elle avait simplement déjà bu son sang.


Quelques dédales de couloirs plus loin, des portes s’ouvrirent dans un fracas assourdissant. Ténébos fit violemment irruption dans la chambre de Constantinople pour lui témoigner sa colère.

— Comment as-tu osé ?! Je te l’avais pourtant interdit !!

Se précipitant sur la sirène, il planta ses crocs dans sa nuque, sa main la contraignant d’une poigne de fer.

— Noooooooon !

Elle eut beau se débattre, en vain. Sa force était nettement supérieure à la sienne.

— Ce n’est qu’une humaine. Je la dévorerais s’il me plaît !

Il la mordit de plus belle en signe d’avertissement.

— Si tu recommences, c’est ton corps entier qui portera la marque de mes dents ! Tu es avertie ! lui lança-t-il, alors qu’elle le foudroyait du regard.

— Pourquoi la préfères-tu à nous ? Pourquoi ?!

Jamais auparavant, elle n’avait vu son ami s’embraser à ce point pour une simple humaine et jamais elle n’aurait suspecté l’importance de cette dernière. Un instant, Constantinople regretta son attitude. Elle était impulsive, désobéissante, elle le savait. Junaled ne représentait rien pour elle. Mais peut-être était-elle allez trop loin. Tandis qu’il la relâchait et qu’il s’apprêtait à quitter la pièce, elle courut le serrer dans ses bras.

— Pardon…

C’était bien, là, la première fois qu’elle s’excusait depuis qu’il la connaissait. Saisissant, un instant, ses mains dans les siennes, il n’en fit pas davantage.

— Rien ne sera dit à Arguès et June n’en gardera aucune trace.

Crédit photo : Elle, Gustave-Adolphe Mossa

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