Chapitres,  Textes

Chapitre 10

Leurs duos musicaux endiablés ressuscitant brièvement des sentiments révolus, Ténébos avait pris le pli de passer, chaque nuit, quelques heures en compagnie de Junaled, avant de retourner vaquer à ses occupations coutumières. 

— Comment c’est ? 

— Comment c’est quoi ? De quoi parles-tu ? 

— Comment c’est d’être un… vampire, un… mort-vivant ? Demanda-t-elle, réalisant de petits va-et-vient de la main droite, comme pour répertorier les déclinaisons possibles. — Quelle désignation dois-je employer ? 

— Je préférerai vampire à mort-vivant. Ceux-là sont assez… primitifs dans l’ensemble. Évitons la comparaison.  

— Et donc, comment c’est d’être un vampire ?  

— Nettement moins excitant que dans les romans, voir occasionnellement d’un ennui abyssal. 

— Vraiment ? 

— Tu sembles sceptique. 

— J’ai peine à croire qu’on puisse se morfondre à ce point quand on dispose de capacités ou de pouvoirs hors normes ? 

— A quels pouvoirs fais-tu référence ? 

— A ceux que l’on voit généralement dans les films ou que l’on peut lire dans les livres : contrôler les humains, maîtriser les éléments, ordonner aux animaux ou en devenir un. 

— Comme quoi ? 

— Je ne sais pas. Un loup par exemple. 

Ténébos pouffa de rire.

— J’ai l’air de pouvoir me transformer en loup ?! S’écria-t-il. 

— Il y en avait pourtant un au sous-sol. Ou bien ce n’était qu’un gros chien mais je me souviens très bien de sa morsure sur ma cheville. 

— Je n’ai pas dit qu’il n’y en avait pas. Mais ce n’était pas moi. 

— Et ces blessures qui recouvraient ton corps, le second soir où tu m’as rejoint ici même ? 

— Une dispute familiale. 

— Plutôt animée comme querelle. 

— Certes. 

— Je présume que devenir éternel, quand on souhaite mourir, doit se révéler extrêmement… problématique. Je présume aussi que Marianne n’a pas emprunté la même voie, sans quoi elle serait toujours à tes côtés ? 

— Changeons de sujet, tu veux bien ? 

— Comment puis-je apprendre à te connaître et à raviver des émotions chères à ton cœur si tu éludes la plupart de mes questions ? 

— Soit. Faisons donnant-donnant dans ce cas : une question pour une question. Pourquoi une jolie jeune femme douée comme toi reste seule une grande majorité du temps ? N’y a-t-il donc aucun prétendant qui puisse te ravir ? 

— J’avais un petit ami. Nous avons rompu quand je me suis installée sur la capitale. Il ne manifestait aucun attrait pour le tumulte des grandes villes. Et je n’étais pas prête à renoncer à mes rêves pour un homme qui ne ferait, peut-être, qu’un passage dans ma vie. 

— Tu es étonnante Junaled, à la fois fragile et plus forte que tout. Il me semble qu’un rien peut te briser avant de te régénérer toute entière. 

— Tes mots me mettent mal à l’aise. 

— Les tiens aussi. Mais faut-il tourner autour du pot ou parler en toute franchise ? 

— Définitivement la seconde option. 

— A ton tour. 

— Qu’as-tu ressenti après ta transformation ? 

— Les premières années, ce fut un déferlement permanent de couleurs éclatantes, de rires et de parfums plus enivrants et envoûtants encore, qui m’électrisaient follement. Je re découvrais l’univers dans lequel j’avais évolué façon opiomane en plein rêve euphorique, et qui ne réveille jamais. Tout m’était acquis, sans lutte, sans effort, sur un simple claquement de doigts ou un regard à peine prononcé. C’était assurément irréel et explosif ! S’exclama-t-il, empreint d’une ferveur aussi ponctuelle que succincte, avant de marquer une courte pause pour conclure, d’un ton las ; — Jusqu’à ce que le feu d’artifice ne laisse place à un immense gouffre noir, et que toute sensation ne perde toute saveur. 

— Qu’est-ce qui a changé ? 

— La facilité. La vie humaine n’est précieuse que parce que menacée de mort, dans une folle course contre la montre. Avec cette épée de Damoclès pointée vers lui, l’homme chavire d’émotion en émotion. Il gravit, puis chute, avant de se remettre en selle. Même le goût de l’interdit se dissipe rapidement quand on se sait épargné par les conséquences. 

— Je comprends. 

— Comment as-tu vécu ta séparation ? 

— Pour être honnête, les premiers jours furent exceptionnels et à l’opposé de tout ce que j’avais vécu jusqu’alors. J’étais si émerveillée par cette extraordinaire cité, grouillante dont les lumières et l’enthousiasme ne faiblissent jamais, que j’oubliais ma solitude soudaine. J’enchaînais presque sans trêve les répétitions et les soirées avec quelques heures de sommeil à peine, et multipliais les rencontres. J’étais moi aussi aspirée par un véritable tourbillon. Jusqu’à ce que sa frénésie et son chaos assourdissant me donnent le vertige et que ces visages anonymes m’isolent plus encore. 

— Mais il t’était impossible de faire marche arrière. 

— Comme toi qui ne pouvait redevenir humain. 

— Si semblables et si différents à la fois. Regrettes-tu ? 

— Presque rien. Je suis convaincue qu’il trouvera une femme lui correspondant davantage. Et toi ? 

— Presque Tout. J’aurais préféré mourir à la place de Marianne. 

— Pourquoi avoir choisir un lieu si reclus ? L’interrogea-t-elle, désignant l’édifice qui les accueillait tous deux, les mains ouvertes, paumes vers le ciel. 

— Le monde moderne est mieux armé contre l’inconnu. Le temps où les vampires pouvaient déambuler librement n’est plus. Il nous faut être prudents désormais. 

— Question idiote certainement mais comment ce bâtiment peut-il être alimenté en eau et en électricité, de fait ? 

— Nous avons conservé quelques contacts stratégiques et privilégiés parmi les humains, avec lesquels nous correspondons lorsque cela est nécessaire.  

— Je vois… Qui y a-t-il derrière ces portes ? Enchaîna-t-elle, sans répit. 

— Puisque tu insistes, je vais te montrer. Suis-moi. Ensuite, nous ne reviendrons plus sur ce sujet. 

— D’accord. 

— Pas plus loin que la limite entre ces appartements et le corridor attenant. Décréta-t-il, impassible. 

Elle inspira profondément, et d’un pas résolu, ouvrit les deux battants pour dévoiler une toile effroyable, où, gigantesques et monstrueux, les yeux scintillants comme des flammes et les bouches crampées en d’atroces rictus, ils guettaient l’irréparable de sa part. Cheveux et vêtements flottaient autour de leurs silhouettes spectrales, se contorsionnant en d’affreux ballets de mannequins désarticulés, dans un halo brumeux d’un vert laiteux et azuré surnaturel. Elle reconnut la femme serpent l’ayant blessée à la joue, et qui figurait, sans nul doute, parmi les créatures les plus effrayantes. Étaient-ils tous réellement présents à se délecter préalablement du festin qu’ils feraient d’elle, en franchissant le seuil ? Ou était-ce l’horreur absorbée par ces lieux qui dégorgeait, à l’approche incongrue d’une inquisitrice non sollicitée ? 

Les sirènes entamèrent un chant. Junaled se remémora d’emblée cette mystérieuse et sinistre lamentation, entendue, captive, dans les cachots de l’hôtel particulier. Quelque chose d’atrocement séduisant l’enveloppait et la dépossédait subitement de son corps. Ténébos la repoussa tout à coup d’un geste sec en arrière, pour refermer les portes massives de l’entrée et mettre un terme à cette vision cauchemardesque. Elle tituba, s’éloignant de lui, d’eux, de cette abomination, à quelques mètres à peine.  

— Ta curiosité est-elle rassasiée ?

Crédit photo : The Sirens, John Longstaff & The Nightmare, Henry Fuseli, modifiés

Partager

Laisser un commentaire