Chapitre 05
Constantinople s’avança sur la pointe des pieds et rejoignit Arguès, plongé dans l’écriture d’une lettre. Avec la souplesse d’une couleuvre, elle se glissa entre la table et la chaise, pour s’asseoir sur ses genoux. Concentré, il poursuivait ses écrits tout en massant les cuisses de sa compagne qui réclamait son attention et témoignait de son impatience.
— Allez, cela peut attendre. J’ai un cadeau pour toi, ronronna-t-elle sous les caresses généreuses de son amant.— Suis-moi.
Le saisissant par la main, elle le guida jusqu’à l’ancienne chapelle. Tous les attendaient avec une impatience mêlée d’effervescence. Arguès savait parfaitement ce qui l’y trouverait. En meneur, il avait le privilège de choisir le premier. Six jeunes filles étrangères, en excursion et dans la fleur de l’âge, se compressaient les unes contre les autres, apeurées et tremblantes, au fond de l’abside. Nul ne pouvait résister aux chants d’une sirène qui vous envoûtait et vous hypnotisait. Toutefois, faire disparaître un groupe nécessitait prudence et dextérité, ce qui rendait l’occasion rare et d’autant plus délectable.
Il dévisagea chacune des jeunes filles avant de porter son dévolu sur une jolie blonde vénitienne qui n’était pas sans lui rappeler sa compagne. Elle cria et lutta tant qu’elle put pour demeurer blottie contre ses amies, ses mains agrippant follement leurs robes et leurs cheveux. Une seule poigne suffit à l’immobiliser, compressant et maintenant sa nuque à portée de son visage. Suspendue dans le vide, la pointe des pieds frôlant le sol poussiéreux et tâché, elle comprit que son sort était scellé.
Tour à tour, ils entrèrent alors dans la pièce – à l’exception de Ténébos qui abjurait cette mise à mort, trop primitive à son goût, et de Laudanum, absente à cette heure – se jetant sur leurs victimes terrorisées, beuglant comme des bêtes menés à l’abattoir. Constantinople en plaqua une au sol pour lui dévorer, avec toute la voracité qui la caractérisait, la chair des cuisses. Peut lui importait que cette dernière fût encore vivante. Lysse et Abysse, tels deux chats, faisaient rebondir leurs proies entre leurs griffes acérées, leur déchiquetant muscles et entrailles. Calyte et Scipion s’y élancèrent l’un après l’autre, pour les faire virevolter comme des poupées de chiffon et s’en donner à cœur joie. Arguès, ravi du tableau, planta ses crocs dans le tendre cou de sa jeune prisonnière et lui assécha les veines.
La condition sine qua non pour que Junaled vive était qu’en aucun cas elle ne devrait croiser Arguès. Si cela se produisait, sa vie prendrait irrévocablement fin. Tolérant très difficilement le rituel de son cadet, imposé à tous depuis des décennies, il avait, une fois de plus, cédé et accepté à contre cœur ce qu’il qualifiait d’intruse. Arguès méprisait les humains et ne comprenait pas l’obsession de son frère à les côtoyer. Ce n’était pas nouveau, tout opposait les deux hommes, l’un ne comprenant ni ne partageant les opinions et les aspirations de l’autre.
Lorsque Ténébos ôta soigneusement les bandages du visage de Junaled, elle put constater, avec soulagement, que sa blessure s’était entièrement effacée, pour la seconde fois. Elle observa longuement son reflet dans le miroir, palpant sa joue comme pour en vérifier la véracité.
— Tu vois ? Il ne reste aucune cicatrice.
Confiante, l’esprit apaisé et tranquillisé, elle prit une grande inspiration et lança d’un ton affirmé :— J’ai des questions plein la tête. Il est temps que nous discutions.
— J’imagine que c’est inévitable désormais. Soit. Je t’écoute, dit-il se jetant nonchalant sur l’un des sofas, les bras ouverts, posés sur les coussins brodés à franges, prêt à honorer sa demande.— Que veux-tu savoir ?
— Je pense deviner votre nature. Mais tout ce que je sais de vous c’est votre prénom et l’importance qu’elle semble avoir pour vous, ajouta-t-elle, le doigt pointé en direction du portrait de Marianne. — Quel est mon rôle dans tout ça ?
Ténébos estimant qu’il n’avait rien à gagner à lui mentir et lui cacher ses véritables intentions, choisit d’être honnête avec elle.
— La vie d’humain m’était insupportable et chaque jour naissant, un fardeau supplémentaire. Je n’aspirais qu’à mourir, disparaître…
Junaled fronça les sourcils face à la dureté de ses mots.
— Seuls les instants passés aux côtés de Marianne avaient le goût du bonheur. Avec elle, mon esprit s’apaisait et mon cœur savourait l’ivresse de nos moments d’intimité. Elle était mon salut, mon ange-gardien, ma rédemption…
Plongé dans le passé, Ténébos s’ouvrait et se confiait avec une certaine aisance et facilité qui déstabilisaient Junaled. Pour autant, elle resta concentrée, son silence l’invitant à poursuivre :— Quand je t’ai aperçu à ce gala de première, j’ai immédiatement fait le rapprochement. Ton regard, tes longs cheveux d’ébène, ta façon de te mouvoir, tes gestes, tes mots… Tu lui ressembles tellement. L’éternité n’est pas plus douce ni clémente, tu sais ? A tes côtés, j’aimerai retrouver cette tranquillité.
Troublée par cette sincérité inattendue, lui qui s’était montré peu loquace depuis son arrivée, la jeune femme ne sut quoi répondre et marqua un temps d’arrêt. Sa prochaine question portait sur un motif plus délicat.
— La femme serpent m’a dit que beaucoup m’avaient précédé.
— La femme serpent ? Ah ! Tu veux parler de Constantinople ? S’amusa-t-il.— C’était pour te provoquer.
— Non, je ne pense pas. Ses paroles semblaient aussi réelles que les vôtres à l’instant.— Avaient-elles le même rôle que moi ?
— Rien à voir, rétorqua-t-il d’un nouveau revers de main arrogant.
— Combien furent-elles ?
— Qu’est-ce que j’en sais. Je ne les ai pas compté, soupira-t-il, les yeux levés au ciel, marquant son inintérêt total pour le sujet.— Je n’ai pas envie d’en parler.
— Moi si. Insista-t-elle.— Combien ?
— Diable. Pourquoi faut-il toujours que les femmes posent tant de questions ? J’étais heureux que tu gagnes en assurance mais tu vas trop loin. Puisque tu n’es pas disposée à être plus obéissante et reconnaissante, j’irais profiter de compagnie plus agréable, ailleurs.
Se relevant, il remit en place sa chemise et son col. Elle lui agrippa le bras avec détermination, se servant du poids de son corps comme d’un frein pour tenter de le ralentir dans sa fuite.
— Que sont-elles devenues ? Je veux savoir !
Lourdement exaspéré par l’obstination de son invitée, il lui rétorqua sèchement :— Qu’est-ce que j’en sais ? Suicidées, mortes de faim ou d’épuisement peut-être. Qui ça intéresse ?!
Médusée, ses yeux cherchaient en lui une pointe d’ironie, prête à l’entendre rire subitement. Toutefois, muré dans un silence grave, elle comprit que ses propos ne relevaient en rien de la mauvaise plaisanterie. Il se contenta de quitter les lieux sans rien ajouter de plus, s’amusant des humains comme un gosse arrache les ailes des papillons.
Marianne avait-elle connaissance de la part sombre qui habitait son fiancé ? Comment l’acceptait-elle et le gérait-elle ? Étaient autant de questions interpellant Junaled.
Celores-Laudanum, sœur aînée de Constantinople et, sirène terrestre elle aussi, était dotée d’une splendide chevelure en cascade d’or, dont l’unicité et la particularité, étaient d’être en perpétuel mouvement au sein de Lost Amnia, comme si ses cheveux étaient immergés dans les eaux. Son visage, parée de couleurs chatoyantes mais toxiques, que nul humain ne pouvait effleurer sans être condamné à mort, évoquait une fleur exotique. Et ses yeux de bronze avaient tout du charme et de l’envoûtement de la créature céleste. Enfin, son corps, voluptueux, en forme de sablier, était un appel au désir. A l’instar de Ténébos, Celores-Laudanum était née pour séduire et plaire.
La sirène ôta ses gants de cuir et son bibi en feutre, à voilette et à plumes de geai, pour se laisser glisser, éreintée, telle une feuille morte, sur son lit.
— Bonsoir.
Tapi dans l’obscurité, Ténébos l’observait avec convoitise.
— Bonsoir. M’attendais-tu ?
— Oui. Comment était-ce ?
— Exceptions faites de quelques divertissements occasionnels bienvenus… à mourir d’ennui, se plaignit-elle, retirant les stilettos qui meurtrissaient ses pieds.— Comment peut-on porter pareils instruments de torture ? Ma peau n’est que douleur.
Frottant amoureusement sa nuque et ses épaules il entreprit de la déshabiller avant de se stopper net.
— Tu n’étais pas seule. Ta peau est encore imprégnée de leurs odeurs.
— Je vais prendre un bain. Tu m’accompagnes ?
La sirène, nue, traversa la pièce jusqu’au cabinet de toilettes, suivie de son compagnon, pressé à son tour, d’abandonner vêtements et chaussures. Ils plongèrent dans l’eau et l’amant jaloux se hâta de lui laver corps et cheveux, impatient d’effacer ces odeurs nauséabondes d’humains mâles, qu’il considérait presque comme une violation de son territoire. Laudanum, quant à elle, s’amusait beaucoup de la situation. Sitôt fini, il empoigna vigoureusement les cuisses de sa compagne qu’il amena à lui, leurs jeux ayant pour habitude d’être impulsifs et volcaniques. Et quel plaisir Ténébos ressentait chaque fois qu’il jouissait pleinement de sa concubine, l’entendant frémir et siffler comme un oiseau au creux de son oreille pendant qu’il s’engouffrait en elle encore et encore, et que ses mains et ses lèvres se réappropriaient chaque centimètre de son corps.
Crédit photo : Phenix Memorandum